Toutes les images – enluminures de manuscrits anciens, plans des villes, et gravures – et les récits des voyageurs attestent de la forte présence des vignes dans l’enceinte même des cités ou au pied des remparts du XI au XIXe siècle. Pour les différents usages religieux, honorifiques et alimentaires, la vigne est partout présente dans toutes les villes dès le haut Moyen Age. Dans les murs ou hors les murs, c’est une question de sécurité et d’espace disponible.
Lyon
Le grand plan scénographique de Lyon en 1545 représente des parcelles de vigne et des vignerons au travail, à l’intérieur même de l’enceinte fortifiée. On en découvre sur tout le versant oriental de la colline de Fourvières, de Saint-Irénée à Pierre Scize. Dans la presqu’île, elles partagent avec des jardins et des prairies bordées de saules, le vaste espace non fortifié qui s’étend de l’actuelle place Bellecour aux ilots sablonneux du confluent. Toutes ces vignes appartiennent à l’archevêque et aux chapitres canonicaux. Les vignerons sont logés sur place, dans des masures de torchis ou de pisé édifiées dans l’angle des parcelles. D’autres vignes roturières existent sur le plateau et les pentes méridionales de la Croix-Rousse. En 1493, un recensement dénombre 200 vignerons lyonnais demeurant dans la ville et cultivant 230 hectares de vignes. A partir de 1470, la région étant sécurisée par le roi Louis XI et sa fille, la régente Anne de Beaujeu, la ceinture viticole commence à se desserrer. Des nouvelles vignes s’implantent au XVIe siècle sur le plateau lyonnais et dans le bas du Beaujolais.
Toulouse
Là aussi, la vigne est en ville. La première enceinte fortifiée est rasée après 1230 pour punir la ville d’avoir soutenu la révolte des Albigeois. La nouvelle enceinte décuple la superficie protégée et de vastes espaces au sud comme au nord restent non-bâtis et couverts de jardins et de vignes. Les grands incendies de 1408, 1442 et surtout 1463 montrent d’ailleurs le rôle efficace de coupe-feu joué par les rangées de vignes. Le plan Tavernier de 1632 associe des vergers aux vignes. Ce sont comme à Lyon des vignes ecclésiastiques et bourgeoises, et le vin produit est débité en ville sans acquitter de taxes.
Dijon
A Dijon, les vignerons jouissent du même privilège jusqu’au XVIIe siècle. Un habitant sur 12 est qualifié de vigneron dans les nombreux dénombrements fiscaux autour de 1400. Ils demeurent surtout dans les paroisses excentrées de Saint-Nicolas au Nord-Est, Saint-Michel et Saint-Philibert à l’Ouest (vignes du monastère Saint-Bénigne). Leurs petites maisons sont entourées de jardins et de vignes, et elles comportent une cave enterrée ou cellier dessous et une petite remise à outils. En février 1630, ils s’inquiètent d’une remise en cause de leur privilège fiscal, car le roi Louis XIII veut assujettir le vin de Dijon à la ferme des Aides (impôt royal de 30 à 40 %). Le 28 février, plus de cinq cents vignerons, armés de leurs paisseaux aiguisés au feu, se répandent dans la ville, pillent et incendient plusieurs maisons dont celle du trésorier général. Conduite par le jeune roi Louis XIII en personne et son Garde des Sceaux Michel de Marillac, la répression est dure avec des exécutions publiques et beaucoup d’expulsions de vignerons.
Bordeaux
Aucune grande ville de France et sans doute du monde n’a de liens aussi anciens et étroits que Bordeaux avec un grand vignoble périurbain. L’origine en est politique, fiscale et commerciale. Dès le début du XIIIème siècle, les rois d’Angleterre, ducs d’Aquitaine, multiplient les privilèges accordés aux habitants ou « bourgeois » (domiciliés dans le bourg) de Bordeaux : pour eux, pas de taxe à payer, ni la « petite coutume » sur les vins vendus en ville, ni la « grande coutume » sur les vins expédiés par mer depuis le port. Et ils jouissent du privilège de Bordeaux : les autres vins d’Aquitaine restent bloqués sur les quais de la Garonne tant que les vins de Bordeaux ne sont pas tous expédiés sur la grande flotte d’octobre. Bien protégé par la Jurade bordelaise, le vin bourgeois se produit massivement dans un rayon d’environ 8 km, en rive gauche sur les graves de Caudéran, Pessac, Talence et Bègles, et en rive droite sur les terres basses de Queyriès. C’est à Lormont que l’archevêque de Bordeaux a ses vignes. Les vignerons, petits propriétaires métayers ou travailleurs salariés (laboradores de vinhas) s’entassent en ville, dans les paroisses de Saint-Seurin, Saint-Genès et Saint-Michel. Lors des vendanges, des charrettes transportent le raisin en ville où sont les pressoirs -payants- et le vin est aussitôt vendu et enlevé ; c’est le vin clair de cuvaison courte qui deviendra le french claret tant apprécié des Anglais. La longue guerre de Cent Ans et la reconquête de l’Aquitaine par les Français ne changent rien à cette situation : le roi Charles VII doit confirmer les exemptions fiscales et le privilège commercial. Comme la demande européenne ne cesse de croître, de nouveaux espaces viticoles sont conquis sur la forêt ou les marécages dans le Médoc, les Graves et la rive droite de la Garonne. Les grands domaines aristocratiques et bourgeois s’éloignent de Bordeaux, la ceinture viticole se desserre et s’élargit. La banlieue urbaine s’étend elle aussi et dès la fin du XIXème siècle, la guerre est ouverte entre la vigne et la pierre, la brique et le béton. Aujourd’hui, il reste quelques pôles de subsistance assurés par quelques grands domaines prestigieux : Château Pape-Clément et Château Haut-Brion. A Mérignac, le Château Pique Caillou est toujours là aussi, au coeur de ses vingt hectares de vignes mais s’est vu « balafré » par une voie rapide. La création en 1987 de l’appellation Pessac-Léognan a fortement contribué à la sauvegarde du domaine viticole sur ces communes périurbaines. Pas de fête des vendanges à Bordeaux, mais une très belle fête du vin sur les quais retrouvés. Moultes têtes de Bacchus ou d’angelots vendangeurs, et des feuilles de vigne pour décorer les bâtiments. Et la Cité du Vin qui a ouvert ses portes en mai 2016, pour expliquer le présent et préparer l’avenir, située là-même où s’entassaient au Moyen-Age les barriques de vin du Haut Pays.
Paris
Pendant près de deux millénaires, la vigne et le vin restent au coeur de l’histoire de Paris. Réintroduite par les Gallo-Romains dès le milieu du IIe siècle, la première place est tenue par la grande abbaye de Saint-Germain, tout près de l’île de la Cité. Les moines bénédictins plantent des vignes sur toute la montagne Sainte-Geneviève et ils reçoivent des rois et des grands féodaux des parcelles dans toute l’Ile-de France. Vers l’année 820, l’inventaire général fait état de 400 hectares de vignes. La moitié est cultivée par les moines eux-mêmes, leurs serfs et des ouvriers agricoles ; et l’autre moitié est distribuée à mi-fruits
à des vignerons métayers. Dès la fin octobre, les abbés se font marchands de vin qu’ils vendent à la grande foire de Saint-Denis fondée par le bon roi Dagobert. Les vins à vendre sont exemptés de tout droit de fisc et Charlemagne renouvellera ce privilège. Du XII au XVIIIe siècle, les vignes franciliennes produisent le renommé vin de France, soigneusement distingué des vins de Champagne, d’Orléans ou de Bourgogne. La référence est toujours faite aux rois capétiens et Valois et elle tient lieu d’appellation d’origine par des courtiers-jaugeurs qui attestent de la noblesse, de la loyauté et de la bonté des vins français. Les premières vignes royales ont été plantées au Xe siècle dans l’île de la Cité. Des treilles bordent les jardins intérieurs du palais du Louvre. Les plans de Paris du XVI siècle montrent une grande dispersion des vignes sur les deux rives du fleuve. Faute de place, il n’y en a plus dans la vieille enceinte de Philippe-Auguste. Des clos religieux subsistent au pied de l’enceinte de Charles V (1360), comme ceux du Temple et des Célestins sur la rive droite ou ceux des Bernardins et de Saint-Germain sur la rive gauche. Beaucoup de treilles entourent les jardins et les cours. Celles qui bordaient les rues, très visibles sur le plan de 1560, disparaissent quand Henri IV entreprend de paver les artères boueuses de la capitale. De grandes parcelles encerclent la ville sur les hauteurs de Passy et de Montreuil au Nord, de Vanves, Montrouge et Issy au Sud. Se met alors en place la grande ceinture viticole, d’abord freinée par l’application d’un Arrêt du Parlement en 1577. En ces temps de guerres civiles et de désordres il voulait favoriser le développement d’une ceinture céréalière capable d’éviter la famine, et interdisait donc aux débitants parisiens d’acheter du vin dans un rayon de vingt lieues (environ 100 km) autour de la capitale. Mais rien n’interdisait aux Parisiens de faire entrer, pour leur consommation, le vin de leurs vignes et de le revendre à leur domicile à huis coupé et pot renversé. La mesure favorisa en revanche les producteurs de l’Orléanais et du Blésois… La viticulture francilienne s’étend vraiment au XVIIIe siècle après le grand gel de 1709 qui déclenche une fièvre générale de plantations. En 1852, on comptera 45 000 hectares de vignes pour la Seine, la Seine-et-Marne et la Seine-et-Oise ! Mais au début du XXe siècle, le chemin de fer, le phylloxera, la concurrence des vins du Sud, la baisse de la qualité et l’urbanisation galopante en auront raison.
Il reste aujourd’hui dans Paris intra-muros une dizaine de vignes : Montmartre, l’historique, 1762 pieds ; Parc de Belleville, la festive, 140 pieds ; Parc de Bercy, l’authentique, 400 pieds ; Bagatelle, la privée, 400 pieds ; et aussi Georges Brassens, 720 pieds ou Butte-Bergeyre, la petite, 60 pieds.
Montpellier
A Montpellier, la vigne forme une couronne autour de la cité, de Saint-Jean de Védas à Saint-Georges d’Orques, Fontfroide et Castelnau. Elle est la propriété de l’aristocratie et d’une riche bourgeoisie qui vinifie dans les celliers de ses maisons de ville. Ainsi voit-on en septembre ânes et mulets transporter en ville des comportes de raisins tandis qu’une « odeur sucrée de vin » s’étend dans la ville. A partir du XVIe siècle, cette aristocratie fait construire dans la campagne ses nouvelles demeures ; la main d’oeuvre et les vignerons indépendants s’installent dans les gros villages de la plaine.
Orléans
Il en va de même à Orléans où une viticulture ecclésiastique s’était d’abord développée dans l’enceinte des premiers couvents. La ville a été coupée de ses faubourgs et de ses vignes par la construction d’une solide enceinte fortifiée au début du XVe siècle mais a conservé ses laboureurs de vigne besognant à journée pour autrui qui vont chaque matin à la louée (près de 200 pour le seul Hôtel-Dieu). Leur journée commence à cinq heures et ne prend fin qu’à la tombée de la nuit, annoncée par la cloche de la cathédrale. Alors monte des vignes la huée pour avertir de laisser besogne. Et si les gardes tardent trop à ouvrir les portes, les vignerons entrechoquent bruyamment leurs lourdes pioches, les marres : ils mènent grand tintamarres.
Et ailleurs …
Pareille scène se déroule à Auxerre, Metz, Saumur Tours, Reims Avignon, Perpignan,… Marseille ne figure pas sur la liste car dès l’origine la cité phocéenne préféra faire venir son vin d’ailleurs, par la route et surtout par la mer, depuis tous les rivages viticoles de la Méditerranée.
– Brigitte Savigneux d’après un article de Gilbert Garrier